Sunday, May 16, 2010

Pas d'autres choix que de faire des pas de tango en ta compagnie ou sur ton souvenir #14

Didier Lange expose du 6 au 23 mai ses peintures à la ‘cellule 133a’ à Bruxelles où se donnent concert, cours et soirées de tango. La salle est en face de la pittoresque prison de Saint-Gilles (où l’entrée est aussi gratuite).

Mais qu’est-ce qui fait que l’on peut encore écouter avec curiosité les mêmes thèmes de tango plus de cent ans après leur création?
Peut-être la capacité de l’interprète à s’immiscer dans des thèmes que l’habitude n’a pas épuisé et à les habiter dans toute sa contemporanéité.
On le creuse ce tango, on le métisse, l’élargit, mais l’attachement à l’essence demeure: ça doit sentir le carmin, plutôt nocturne si possible; ça doit aussi en principe donner des fourmis rouges dans les jambes. Ainsi depuis sa composition en 1917 ne compte-t-on plus les versions renouvelées de La Cumparsita.

L’on rapporte qu’Astor Piazolla ne voulait pas pour finir que l’on danse sur ses tangos devenus messes; c’est tout le contraire de Didier Lange qui lui regrette assurément qu’on ne puisse danser sur ses toiles.
Car tout est prêt:
Les thèmes obligés.
Le mouvement (application à décaler les perspectives pour nous faire Alice chutant dans le pays des merveilles nocturnes).
La curiosité (toujours une porte ou une fenêtre ouverte).
Le point de départ de Didier Lange est ce que le quotidien offre de leurre.
Ce moment où il est bon de se laisser prendre au jeu, ne fût-ce qu’un instant, celui que les chansons cajolent et que les romans de gare étirent: le purgatoire d’une chambre d’hôtel, la fatigue au comptoir, la voyageuse en transit, le sommeil près de l’inspiration et -nom de dieu- ce qu’on enlace quand on tient enfin un partenaire de tango.
Après tout La Cumparsita désigne une parade (à l’époque, celle de la misère).
Pour Didier Lange il ne s’agit pas de montrer le cliché (quel meilleur moyen de le liquider) ou sa comédie mais de l’habiter: sa nuit ne manque pas de tons, les contrastes y sont poussés, les couleurs y sont mates tant elles sont chargées (il n’y a pas souffle de vent là-bas) et les contours peuvent y être épais: le moment peint n’est pas évanescent, il est pesant, ça appuie, ça compresse, ça finit par pincer une corde ou déployer un soufflet.
Mais le peintre n’est pas non plus né de la dernière pluie (n’oublions pas que les terres d’élections de ce parisien sont les Côtes d’Armor et Bruxelles: l’homme n’a pas besoin d’être au sec): il sait que la scène peinte ne vaut que parce qu’elle précède.
Nous ne voyons donc pas l’échappée du purgatoire, nous sommes privés du choix qui suit la fatigue ou qui taraude la voyageuse.
Nous le savons peut-être.
Que trop.
De fait le marin-pêcheur qui embarque à Brest a plus de chance d’être polonais que finistérien; celui de Saint-Malo chôme. Les docks de Buenos Aires sont gentrifiés en quartiers résidentiels pour jeunes cadres. La voyageuse dans le café cède au téléphone sans fil et garde une main sur la lacrymo dans la poche de son trench-coat.
La liste est longue.
Tant mieux.
La nature humaine n’en est pas empêchée et n’écourte pas -au contraire- l’envie de faire accompagné des pas de tango sur ce que déroule la liste (“Tango ergo sum” aurait en réalité inventé René Descartes).
Une dernière chose encore.
Didier Lange n’est pas orpailleur de vérité (il partagerait l’avis d’un autre féru d’accordéon: “Parmi tous ceux qui font profession d’être insupportable, le chercheur de la vérité est certainement parmi le plus désolant”, s'était énervé Pierre MacOrlan dans 'Poésies documentaires'); il ne prend pas la posture post-moderne du corrodeur d’icônes.
Il ne décape pas, il accumule; il ne décode pas, il sur-code.
Encore une fois, c'est un musicien; avec ses baguettes de pinceaux il tangote.
Aussi s’échine-t-il à respecter les lois du genre; ce n’est pas sans mérites. Alors que notre mémoire vive se sature au jour le jour d’une pluie d’images destinées à la digestion la plus rapide, le déjà-vu a ceci de plaisant qu’il pose des bornes. On y fait volontiers pèlerinage.
Un exemple: la voyageuse en transit est une figure connue de longue date.
Si toutefois on décide de ne pas la quitter, si on la garde présente dans la parade de notre cumparsita quotidienne, les réalités cumulées ne l’effacent pas mais l’agrandissent. Didier Lange prend soin de cette figure, il la soigne la vérité de son visage, il l’aime sa madone des gares et permet que l’on s’y penche encore et encore sans jamais y avoir tout sondé.
C’est que le peintre ménage ses thèmes et sait qu’il ne faut pas tout montrer. Il vaut mieux ne pas toujours savoir ce que sur quoi l’on danse.

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