Ouest-France, 21 décembre 2026, édition Finistère
« MORPHÉE AU CHÔMAGE, APOLLON A LA RESCOUSSE ?
Le chirurgien californien qui localisa la zone cervicale à opérer pour neutraliser le besoin de sommeil chez l’homme, n’avait aucune idée de l’impact qu’il préparait sur la civilisation. Personne ne le pouvait. Vingt ans plus tard les doubles vies amoureuses ont tant augmenté que le mariage bigame est devenu la norme en occident. Toutes les lois sociales sur le temps de travail ont dû être révisées. La consommation a épuisé prématurément les réserves d’énergie fossile mais les substituts ont été trouvés tout aussi précocement. L’alcoolémie en Europe a rejoint les taux les plus brestois et l'Eferalgan est le plus prescrit au monde. Les complexes de cinéma se sont multipliés. Les PNB explosent. La conquête spatiale est sans précédent. Les suicides pour rature de vie ont quasiment disparu. Les peines de prison sont désormais divisées par deux. La liste est longue. Le temps, gagné. Humainement, l’un des aboutissements les plus problématiques est cependant de constater la raréfaction des créatifs une fois opérés. Il semble que le créatif – ce qu’autrefois la société appela un artiste – ne puisse se passer du sommeil pour entretenir l’inspiration. Après un premier raz-de-marée créationniste, commun à l’ensemble du monde, accompagné de révolutions esthétiques multipliées coup sur coup pendant presque quinze ans, les musées fouillent désormais désespérément leurs fonds. Plus rien n’y entre. Les rétrospectives sont déjà épuisées. En pleine forme mais taris, en éveil mais à sec, les créatifs n’ont plus accès à du renouvellement. L'envie ne suffit plus, rien dans le corps ne vient l'étayer. Le paradoxe est ressenti violemment. L’extinction de voix du point C est planétaire. Cela commença par de la confusion, ce que l'on prit de prime abord pour une nouvelle tendance expressionniste, puis quelques temps après pour de l'abstraction, puis enfin pour de l'art naïf. La confusion fut suivie de disparitions. Disparition de signes, disparition de repères. A la disparition succéda l'espace qui ne cessa d'envahir les œuvres. A l'espace fut ajoutée l'hésitation, silencieuse ou rageuse. A l'hésitation se substitua l'incomplétude. Et à l'incomplétude, le retrait. Et plus rien de créationniste ne fut introduit dans l'ordonnancement. Les gouvernements aujourd'hui rassurent les musées: les entreprises archéologiques proliférant, de nombreux créatifs anciens restent à découvrir; les salles pourront à nouveau être remplies. Pour l’heure les neuronologues enquêtent sur la re-source. Il semble qu’après un premier temps où l’éveil perpétuel donne accès, à force, à ce qu’il y a de plus reculé en l’homme - et donc accès à un stimulus créationniste vigoureux- une phase d’absence soit requise pour le renouveau du créatif. Des tests sont encore en cours. Les conclusions provisoires affirment que le Zzzz serait l'incontournable liant de tout l’alphabet que le créatif ne cesse, à l’infini, de combiner. Aussi le Législateur perpétuel s’interroge-t-il sur l’opportunité de normaliser le sommeil et sur la nécessité de garder la création. La Commission du Temps est saisie. Le questionnement est général. Sollicité par de nombreux états ainsi que par l’UNESCO, l’ONU PERPÉTUEL en fait une urgence. Le roumain lucidophile Emile Cioran prétendait que sans l’oubli du sommeil – ce qui impliquerait aussi la sensation très physique du recommencement, que les neuronologues explorent – la vie serait invivable. A ce jour le processus créatif en est la seule preuve. Morphée est au chômage, Apollon sera-t-il son sauveur ? L’ONU PERPETUEL rendra sa décision le 7 juillet à minuit. Comme le disaient nos grands-parents : La nuit porte conseil…».
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