(Artist: Marina Abramovic & Ulay)
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Le bien est femme et le mal est femme. Ce proverbe qui circule dans notre langue m’a interrogée par rapport à la notion de bien et de mal dont la femme seule porterait la responsabilité. Ce que laisse entendre ce proverbe, c’est l’exclusivité du pouvoir de la femme.
Si elle, la femme, est responsable du bien et du mal, de quoi le mâle, lui, peut-il bien être responsable ? Voilà que, dans ce proverbe tout au moins, nos hommes, nos mâles, ne sont plus au devant de la scène. La traduction du proverbe en français laisse entendre une équivocité autour du signifiant mal qui n’existe pas en arabe.
A priori nous sommes dans une société patriarcale régie par des lois masculines, les hommes tiennent leur légitimité du pouvoir et de la loi. Les lois, les logiques sociales et culturelles qui sous-tendent les rapports sociaux sont basés sur la supériorité masculine. Cependant, d’autres lois, d’autres logiques, viennent conférer à la femme un certain pouvoir.
Au Maroc, les terrasses de café sont remplies d’hommes. Une activité favorite de nos compatriotes, c’est de se retrouver au café. Pas forcément pour y boire un petit noir, mais pour y passer des heures. D’ailleurs, quand vous commandez un café, le serveur vous demande si vous le voulez servi dans une tasse ou dans un verre et suivant la réponse, il aura une idée du temps que vous allez passer à boire rapidement votre tasse ou à siroter pendant des heures votre verre.
Que font nos hommes assis à ces terrasses de café ? Selon leur expression : «
ils tuent le temps.» (
kaikatlou alwakt)
Avant, nos hommes «
se battaient avec le temps » (
kaiddabzou maâ zman)
Dans les deux expressions : « je me bats avec le temps » et « je tue le temps », ce n’est pas du même temps dont il s’agit : dans la première, le temps c’est « zman », ce qui évoque la longévité, l’éternité, le destin avec tout ce qu’il comporte et aussi la dureté de la vie.
Dans la deuxième, l’expression « al-wakt » évoque l’immédiateté, le temps de maintenant, le temps actuel. De plus, dans ces deux positions, un homme n’est pas impliqué subjectivement de la même manière. De la première il sortira la tête haute car il aura été un homme capable de se battre contre le temps.
De la deuxième, à vouloir tuer le temps, il sortira vaincu et la tête basse.
Ceci pour dire que nos hommes vont mal. Des collègues psychanalystes exerçant depuis plus longtemps que moi m’ont confirmé qu’au cours des années la demande d’aide de la part des hommes a nettement augmenté. Ils vont mal, ils vont voir les psys, en bref, nos hommes ne sont plus ce qu’ils étaient.
(Anonymous picture of woman in bag happily framed by Brusqu'elles)
Qu’est-ce donc qui a changé ?
Il me semble qu’on n’a plus vis à vis d’eux les mêmes attentes : avant on attendait d’un homme qu’il soit fort, aujourd’hui on attend de lui qu’il soit un homme.
(
koun ghajel a-ouldi) «
Sois un homme mon fils. »
Etre fils ne suffit plus pour être un homme. Un homme n’occupe plus la position de maître du seul fait qu’il soit un homme et non une femme.
Charles Melman nous dit dans « la nouvelle économie psychique » : «…si l’enfant est marqué, s’il possède cet objet privilégié entre tous, c’est qu’elle (la mère) le lui donne. C’est une affaire de don. La transmission ne se fait aucunement par le biais de cette chirurgie absurde qui s’appelle la castration, mais la transmission se fait en ce cas par le don direct. » (1). Plus loin, il nous dit encore : «Elle en a fait un homme et comment un homme montre t-il qu’il en est bien un ? » (2).
En plus de l’avoir, l’organe, il lui faut montrer qu’il le porte. Un homme a aujourd’hui à prouver qu’il en est vraiment un. Il me semble que c’est quelque chose de cet ordre là qui fait que nos compatriotes préfèrent passer leur temps à tuer le temps plutôt que de se battre contre lui.
(ghajel huwa li wmout alâa wladou wla alâa bladou) « Un homme est celui qui peut mourir pour ses enfants ou pour sa patrie. »
Voilà le genre de proverbe qui aidait un homme à se battre.
Aujourd’hui on assiste souvent à une démission de la part de nos hommes face à leurs responsabilités. Les tribunaux marocains sont remplis de plaintes de mères réclamant une pension alimentaire à leur mari disparu sans donner signe de vie.
(mahjoura) est un statut de la femme fréquemment rencontré, celui de « désertée ». Nos hommes sont devenus des déserteurs, ils abandonnent enfants et patrie, leur raison d’exister selon le proverbe. C’est sans doute pour ces raisons qu’en février 2004 nous avons assisté au Maroc à la promulgation du nouveau code de la famille dans lequel on cherche à préserver les droits des femmes et des enfants.
Dans le passé, nos femmes qui étaient enfermées, ne sortaient que pour aller au hammam. Mariées le plus souvent à un homme plus âgé qu’elles, elles n’avaient d’autre mission que celle de faire des enfants. A ce propos, les femmes stériles étaient souvent répudiées et une croyance disait que Dieu pardonne toutes les fautes aux femmes qui ont des enfants.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Aujourd’hui nos femmes sont sorties sur le territoire des hommes, on a l’impression qu’elles leur ont dérobé ce qui leur permettait de tenir debout. On considère que les femmes sont plus fiables, plus travailleuses, plus crédibles que les hommes. D’ailleurs au Maroc, certains micro-crédits sont plus facilement accordés aux femmes qu’aux hommes.
Elles, elles en veulent. Eux ne veulent rien ou plutôt si, qu’on leur fiche la paix, qu’on ne leur demande rien et qu’on les laisse tranquillement affalés à leur terrasse de café ou dans leur sofa devant la télévision. Ne pouvant porter leur choix sur aucune émission, télécommande à la main, ils zappent. C’est la télé qui commande. Pendant ce temps, leurs femmes râlent : « m’enfin choisis ! c’est toi qui l’a la télécommande ! »
Avant, lorsque la femme était enfermée, cela ne voulait pas dire qu’elle n’avait aucun pouvoir. Elle a toujours su user de moyens détournés pour négocier une légitimité de place.
Si l’homme avait une légitimité de droit, la ruse de la femme, son savoir-faire lui offraient une puissance compensatrice, contrecarrant son impuissance à agir et à dire.
C’est elle qui, de l’intérieur, dictait subtilement à l’homme ses conduites. Ainsi instruit par sa femme qui lui faisait croire grâce à des stratagèmes divers et variés que tout venait de lui, l’homme sortait alors exposer à l’extérieur les idées, les décisions, le bien, le mal…Son honneur était sauf. Il pouvait tenir debout.
C’était lui le maître en apparence mais c’est elle qui en arrière plan détenait le pouvoir et c’est pour cela qu’on dit : « Le bien est femme et le mal est femme. »
Actuellement le jeu s’est dévoilé, le faire semblant ne fonctionne plus. Ce jeu très subtil avait des règles. Cette règle du voilé caché n’est plus respectée.
Ces femmes devenues visibles représentent une menace pour nos hommes. Non seulement elles travaillent comme eux mais en plus elles s’occupent aussi de la maison et des enfants.
Nos jeunes femmes sont des phallus positivés. C’est souvent en ces termes que nos jeunes femmes parlent de leurs maris aujourd’hui :
« Je n’ai pas besoin de lui »
« Il n’a jamais envie de faire quoique ce soit. »
« Il ne remplit pas mes yeux. » (makai amarlich aïnia)
« Il ne fait pas rougir mon visage. »(
makai hamarlich wajhi)
« C’est moi qui gère l’argent, lui a un trou dans la main, je lui donne son argent de poche comme à un enfant. »
A l’école on dira aux mères : «
Il faudra quand même dire à votre mari de jouer son rôle de père. Votre fils ne tient pas en place et n’écoute personne. »
Et la mère dira à son fils : « Tu vois bien, ton père nous fait la honte. »
Les occasions sont multiples de donner à ces mères un prétexte pour se plaindre à leurs fils de leurs maris et les discréditer : « pas assez présents, pas assez maris, pas assez pères… »
La plainte de la souffrance de la mère se termine souvent par ces mots : « je n’ai que toi mon fils, que Dieu te garde et te protège. »
Et voilà comment le petit garçon se fait complice du malheur de sa mère. Le père disqualifié de sa place de mari et de père, c’est vers son fils que la mère se retourne. C’est à cette place vacante que ce fils sera assigné. Au désir pour un homme s’est substitué l’amour maternel pour le fils. Le fils n’aura désormais de but que celui de combler son manque à elle. L’enfant est ainsi coincé dans cette position de phallus imaginaire de la mère.
La mère ne manque plus d’objet puisqu’elle est comblée par le surinvestissement de son fils. Un homme ne représente plus pour elle ce qu’elle pourrait désirer.
Le père traditionnel inspirait la «
hiba » à sa femme et ses enfants (mélange de crainte, de respect et de peur).
Aujourd’hui, ce signifiant majeur de « hiba » est en voie de disparition. Cette « hiba », les femmes ne la leur reconnaissent plus.
«
Il n’y a plus d’hommes » diront-elles (mabkaw ghjal).
Ou encore : «
En moi il y a un homme et une femme » (
fia ghajel wo mra)
Les seuls hommes qui leur restent ce sont leurs fils pour lesquels elles ont une admiration sans limite et un amour sans condition.
Une femme me parle de son mari en ces termes : « J’ai trois enfants à la maison », pour elle son mari et les deux fils occupent la même place.
Par ailleurs, nos hommes, ceux des terrasses de cafés, ne manquent pas de passer chez leur mère tous les soirs avant de rentrer chez eux.
Chez sa mère l’homme va trouver amour et bénédiction. Cette figure de la mère envers laquelle un homme porte un devoir de gratitude a toujours existé.
Beaucoup d’auteurs marocains décrivent cette mission des fils envers leur mère. La figure de la mère jouit d’une place de choix dans cette littérature.
Un de mes amis homme, sachant que je travaillais ce thème, m’a conseillé la lecture du roman de Driss Chraïbi La civilisation, ma mère ! en faisant le lapsus suivant sur le titre : « la civilisation de ma mère !... » ce qui m’a secrètement fait sourire.
Rempli de l’amour maternel sans condition, l’homme le paye du sacrifice de son désir.
C’est au nom de cet amour maternel que le fils croit inconditionnel, qu’il passera lui baiser la tête tous les soirs avant de rentrer chez lui. C’est vers elle aussi qu’il se dirigera dans les moments difficiles pour trouver soutien et réconfort.
Lorsque son fils manquera un soir à son devoir de visite, elle lui dira le lendemain : (sbath kanmout) « je me suis réveillée mourante ».
Au téléphone elle lui énoncera la liste des petites plaintes de son corps : ses rhumatismes, son mal de dos, de gorge, de ventre…et lui l’écoutera religieusement car, de sa place de privilégié, il ne peut que répondre présent au caprice maternel. Elle a sacrifié sa vie pour lui, il aura à sacrifier la sienne pour elle et chaque jour que Dieu fait il essaie en vain d’être un bon fils, celui qui la comblera enfin.
Qu’est ce qui se répète dans la plainte maternelle ?
Cette plainte du corps qui se raconte, cette jouissance qui renvoie à l’Autre.
Ce n’est pas toi qui mettras fin à tout cela. Quelle compulsion amène le fils à tenter de répondre à la demande de la plainte maternelle jour après jour, encore et encore ?
A s’identifier au désir de l’Autre, le sujet est dessaisi de la responsabilité qu’il a à porter à son propre désir. Couper le lien qui les unissait n’a pas opéré comme une délivrance. En arabe, le placenta se nomme : « khlass » ce qui signifie « la délivrance » mais aussi « le prix » et vient également comme expression équivalente à « ça suffit ».
(Anonymous picture of bat-regrets happily framed by Brusqu'elles)
A quel prix un garçon peut-il être délivré de sa mère ? Cette coupure ne semble pas suffisante pour couvrir sa dette envers elle. Elle qui lui donne la bénédiction, la baraka et peut-être même l’accès au paradis. (
al janatou tahta aqdami al-oumahat) « le paradis est sous les pieds des mères ».(verset coranique).
Pour terminer je vais parler brièvement d’une vignette clinique :
Ce patient que je vais appeler Mr.H. est venu me consulter en se plaignant d’inhibition sexuelle et d’impuissance avec les femmes. Pas toutes, seulement celles qu’il pourrait présenter à ses parents, c’est à dire celles qui pourraient « rentrer dans le giron familial » selon sa propre expression.
Il fait assez rapidement état de fantasmes érotiques homosexuels. Ces fantasmes viennent stimuler sa virilité après chaque panne de désir avec une femme. « Je vérifie que je peux encore avoir du désir et je provoque un fantasme homosexuel. » me dit-il.
Dans ses fantasmes, il est toujours en position de spectateur, il est celui qui regarde deux hommes avoir une relation sexuelle. Ce regard est essentiel pour qu’il y ait jouissance.
Ces fantasmes sont suivis d’une forte angoisse quant à sa position sexuée. « Si je suis homo je ne le supporterais pas » .Il m’octroie un savoir sur ce que lui ne sait pas en me demandant confirmation sur sa non homosexualité.
Il en vint dans la cure à se poser la question de ce à quoi pourraient lui servir ses fantasmes car c’est lui-même qui les provoque. Ces fantasmes lui procurent une jouissance suivie d’une délivrance. La satisfaction est liée à la délivrance de ne plus être obligé de satisfaire une femme.
Ce fantasme a été mis en relation avec les mises en garde de sa mère dès son jeune âge à chaque fois qu’une fille s’intéressait de trop près à lui :
« Fais attention qu’elle ne te colle. »
« Fais attention qu’elle ne te fasse quelque chose. »
Ce « quelque chose » qu’une femme pourrait lui faire étant sous entendu de le rendre impuissant par des pouvoirs de magie qu’on appelle « tquaf ».
En provoquant ce fantasme, il est celui qui regarde, cette position lui confère une certaine maîtrise et inverse la position où il se trouverait entièrement remis à l’Autre qui a pouvoir sur lui.
Ce fantasme n’a de but que de le délivrer de la question : que veut l’Autre ?
Le regard a pu être relié en cure à l’homme de pouvoir dont son père a été la victime. En effet son père a été destitué de son poste professionnel par un homme puissant dont le patronyme évoque le mot « regard » en arabe.
A partir de là, derrière l’objet regard se profilerait le phallus convoité. Ce qui amène une remise en circulation du phallus. Un homme de pouvoir en serait le représentant.
Des souvenirs d’enfance ont été évoqués où il décrivait une trop grande promiscuité avec sa mère. Elle le prenait dans son lit à chaque fois que son père s’absentait et ce jusqu’à un âge avancé. Elle aimait regarder son visage, ses cheveux et son corps jusqu’à ce qu’il commence à avoir des signes de virilité et elle dira : « Plus il grandit plus il devient fade » ou bien «qu’est ce que tu aurais été beau si tu avais été une fille. »
Sa mère refuse de lui parler en arabe et se moque de lui à chaque fois qu’il le parle cet « arabe dru » (arbia harcha) selon sa propre expression.
« Tu veux faire l’homme ». « Tu veux montrer que tu es viril.» («
hrach » veut dire aussi viril.)
Il relate un souvenir où le frère de sa mère disait à celle-ci : « donne le moi, en une semaine je te l’éduque. » (
atih li simana nrabbih)
Un jour où il refuse de rentrer à la maison malgré les insistances de sa mère, elle lui dit :
(mam rabbich) « tu n’es pas éduqué ».
Cette mère qui refusait de lui parler en arabe utilise là cette langue à ce propos. Une manière de se référer à l’ancêtre de cette langue, à savoir « Rabbi » qui veut dire « mon Dieu » en arabe, ce qui introduirait le père symbolique mais pour le récuser. La fonction de ce père symbolique elle l’a lui dérobe en le dénigrant.
« Tu n’es pas éduqué » (mam rabbich). Dans cette phrase, le verbe en arabe insinue la négation du père comme éducateur en dénigrant sa fonction. Ce verbe « rabbâ, yourabbi » signifie éduquer mais aussi punir. Punir évoque pour le patient l’époque où le père a été destitué de son poste. C’est à cette époque que le patient pris de crises de panique devint impuissant et fit une bouffée délirante où il évoquait Dieu (Rabbi).
Par ailleurs, en parlant de ses amis, le patient utilise la même expression que celle qu’utilisait son père réclamant le respect, en particulier celui de sa mère et de la famille de celle-ci : (
makai yahtrmou nich) « Ils ne me respectent pas. »
Lui qui ne parle quasiment qu’en français, cette expression de demande de respect s’énonce en arabe. Le passage par cette réclamation du père dans une expression condensant la langue sacrée et la langue parlée dialectale vient comme une tentative de restitution du Nom Du Père.
Le refus que son fils parle cette langue maternelle dénote du refus de la mère de la rencontre de ce lieu de castration signifiante. Passer par l’autre langue laisse régner l’ambiguïté autour de la langue maternelle. Aimer l’ambiguïté devient source de jouissance pour le fils.
Éviter de parler une langue c’est éviter de se soumettre aux exigences de l’Autre de cette langue. La difficulté qu’il a à l’égard de sa langue maternelle est à la mesure de la difficulté qu’il a à effectuer un choix, un choix d’objet d’amour."
Le bien est femme et le mal est femme (« Lkhir mra wo char mra ») in Journées "L'unité spirituelle de la Méditerranée est-elle plus forte que le constat de sa diversité ?" , Marseille 2010. Auteur : Saloua Hamdani-Durand, le 09/07/201, via Association lacanienne internationale.Bibliographie :
Ch.Melman, La nouvelle économie psychique, la façon de penser et de
jouir aujourd’hui, Toulouse, Érès 2009, p.213
Ch.Melman, La nouvelle économie psychique, la façon de penser et de jouir aujourd’hui, Toulouse, Érès 2009, p.214